Black Mirror revient avec une septième saison qui, fidèle à sa tradition, nous plonge dans les abîmes potentiels de notre relation à la technologie. Le premier épisode, « Common People », est peut-être l’un des plus dérangeants de toute l’anthologie dystopique créée par Charlie Brooker. Disponible depuis le 10 avril 2025 sur Netflix, cet épisode met en scène Chris O’Dowd et Rashida Jones dans un futur où la vie elle-même devient un service à abonnement. À travers cette critique, je te propose d’explorer les multiples dimensions de cet épisode qui, comme souvent avec Black Mirror, offre une réflexion profonde sur notre société contemporaine.
Synopsis de « Common People » : la vie à prix d’abonnement
« Common People » nous présente Amanda (Rashida Jones), une enseignante diagnostiquée avec une tumeur au cerveau. Face à cette situation désespérée, son mari Mike (Chris O’Dowd) l’inscrit à un traitement expérimental proposé par une entreprise nommée Rivermind. Ce procédé innovant consiste à « capturer une empreinte de la partie endommagée de son architecture neurale et à la répliquer sur le serveur principal » de l’entreprise. En termes plus simples, une partie du cerveau d’Amanda est sauvegardée sur un ordinateur pour assurer sa survie.
Si la chirurgie initiale est gratuite, le maintien du cerveau d’Amanda en état de fonctionnement nécessite un abonnement mensuel que le couple, aux moyens financiers limités, peine à payer. Au fil de l’épisode, nous assistons à une spirale descendante où Amanda voit sa liberté progressivement restreinte : elle doit dormir de plus en plus longtemps car l’entreprise utilise son cerveau pour alimenter leurs serveurs, elle ne peut plus dépasser la portée du signal autorisée par son niveau d’abonnement, et des publicités intrusives sont diffusées à travers elle, qu’elle récite involontairement.
La situation devient intenable lorsqu’Amanda perd son emploi après avoir récité des publicités devant ses élèves. Mike, désespéré, s’inscrit sur un site douteux nommé « Dum Dummies », où des personnes paient pour voir d’autres se faire du mal. L’épisode culmine de façon tragique lorsque Mike, à bout de ressources, étouffe Amanda avec un oreiller alors qu’elle prononce une ultime publicité. La scène finale nous montre Mike entrant dans la chambre d’amis avec un scalpel, son ordinateur ouvert sur le site « Dum Dummies », suggérant qu’il envisage le suicide.

Les thèmes centraux de « Common People » : notre société poussée à l’extrême
La marchandisation brutale de la santé et de la vie humaine
Le thème le plus évident de « Common People » est sans doute la marchandisation extrême de la santé et, par extension, de la vie humaine elle-même. Rivermind représente l’aboutissement logique et terrifiant d’un système de santé entièrement privatisé où l’accès aux soins vitaux dépend directement de la capacité à payer. Ce que l’épisode met brillamment en lumière, c’est la perversité d’un système qui, sous couvert d’innovation technologique, transforme la survie en service à abonnement.
Charlie Brooker pousse ici à l’extrême une tendance déjà observable dans notre monde contemporain : la monétisation de la santé et le déplacement progressif de la médecine du domaine du bien commun vers celui du marché. « Common People » nous force à nous interroger sur les limites éthiques de cette marchandisation et sur la valeur que nous accordons collectivement à la vie humaine.
L’économie d’abonnement poussée jusqu’à l’absurde
Second thème majeur de l’épisode : la critique acerbe de l’économie d’abonnement qui envahit progressivement tous les aspects de nos vies. Que ce soit la musique, les films, les logiciels ou même les voitures, de plus en plus de produits et services sont aujourd’hui proposés sous forme d’abonnements plutôt qu’à l’achat. « Common People » pousse ce modèle économique jusqu’à son absurdité la plus terrifiante en l’appliquant à la vie elle-même.
L’horreur de la situation d’Amanda réside dans le fait que sa survie est littéralement soumise au paiement régulier d’un abonnement, avec des « fonctionnalités » qui se dégradent si elle ne peut pas accéder aux tiers supérieurs. Les publicités qu’elle est forcée de réciter, la restriction de ses mouvements, ses périodes de sommeil forcé – tous ces éléments font écho, de façon cauchemardesque, aux limitations que nous connaissons avec nos abonnements numériques actuels.
La perte progressive de l’autonomie face à la technologie
Le troisième thème fondamental abordé par « Common People » est la perte d’autonomie progressive face à la technologie. Amanda, initialement sauvée par Rivermind, devient peu à peu prisonnière du système censé la maintenir en vie. Sa liberté de mouvement, sa capacité à travailler, son intimité même sont progressivement colonisées par l’entreprise qui contrôle désormais une partie de son cerveau.
Cette perte d’autonomie résonne fortement avec nos préoccupations contemporaines concernant la vie privée, la surveillance et la dépendance aux plateformes numériques. L’épisode nous invite à réfléchir sur le prix réel que nous payons pour les avancées technologiques et sur la façon dont nous cédons, souvent sans y prêter attention, des parcelles de notre liberté en échange de commodités technologiques.

Rivermind : une technologie qui transforme la dynamique entre Mike et Amanda
De l’espoir à la prison technologique
Au début de l’épisode, Rivermind apparaît comme une bouée de sauvetage pour le couple. Face à la mort imminente d’Amanda, cette technologie révolutionnaire offre un espoir inespéré. La dynamique initiale entre Mike et Amanda est celle d’un couple uni face à l’adversité, prêt à tout pour prolonger leur vie commune. Cependant, cette technologie salvifique se transforme rapidement en prison dorée, puis en cauchemar éveillé.
Ce qui est particulièrement saisissant dans « Common People », c’est la façon dont Brooker illustre comment une technologie peut passer du statut de libératrice à celui d’oppresseur. Rivermind, initialement conçue pour sauver des vies, devient l’instrument d’une forme d’exploitation particulièrement cruelle, où la survie d’Amanda dépend entièrement de la capacité du couple à payer des sommes toujours plus importantes.
La déshumanisation progressive d’Amanda
L’un des aspects les plus troublants de l’évolution de la relation entre Mike et Amanda est la déshumanisation progressive de cette dernière. À mesure que l’épisode avance, Amanda perd non seulement son autonomie mais aussi une part de son humanité. Elle devient progressivement un réceptacle pour des publicités, un corps partiellement contrôlé par une entreprise, une personne dont l’existence même est soumise à des conditions d’utilisation.
Cette déshumanisation affecte profondément la relation du couple. De partenaire égale et aimée, Amanda devient peu à peu une charge, un problème à résoudre, un corps à maintenir en vie. Cette transformation douloureuse nous interroge sur ce qui constitue véritablement une vie humaine digne d’être vécue et sur les limites éthiques des technologies qui prétendent prolonger la vie.
Mike, de l’époux aimant au gardien désespéré
Si la condition d’Amanda est au centre de l’épisode, la transformation psychologique de Mike est tout aussi centrale et dévastatrice. De mari aimant et dévoué, prêt à tout pour sauver sa femme, il devient progressivement un gardien désespéré, épuisé par la lutte constante pour maintenir sa femme en vie dans des conditions de plus en plus dégradées.
La dynamique du couple se transforme radicalement sous la pression de Rivermind. D’une relation d’amour et de soutien mutuel, on passe à une relation de dépendance où Mike devient à la fois le soignant, le pourvoyeur financier et le gardien d’une Amanda de moins en moins présente. Cette transformation relationnelle culmine dans la scène déchirante où Mike, par amour et désespoir, met fin aux souffrances de sa femme.

« Common People » dans l’univers de Black Mirror : continuité et innovation
Échos avec les épisodes précédents de la série
« Common People » s’inscrit parfaitement dans la tradition des épisodes les plus marquants de Black Mirror tout en apportant un regard nouveau sur des thèmes récurrents de la série. On y retrouve des échos de « Fifteen Million Merits » (saison 1) dans la critique du capitalisme et de la marchandisation de l’humain, de « Be Right Back » (saison 2) dans l’exploration des limites entre technologie et préservation de l’identité, ou encore de « Nosedive » (saison 3) dans l’analyse des systèmes d’évaluation et de stratification sociale basés sur la technologie.
Ce qui distingue « Common People » est la façon dont l’épisode fusionne plusieurs des thèmes chers à Charlie Brooker pour créer une dystopie particulièrement réaliste et proche de notre réalité contemporaine. L’épisode ne se contente pas d’imaginer une technologie futuriste, il extrapole des tendances déjà présentes dans notre société pour en montrer les conséquences potentiellement catastrophiques.
Une critique encore plus acérée de notre réalité contemporaine
Si Black Mirror a toujours été une série qui utilise la science-fiction pour questionner notre rapport à la technologie, « Common People » pousse cette approche encore plus loin en proposant une critique particulièrement acerbe et pertinente de notre société actuelle. L’économie d’abonnement, la privatisation des soins de santé, l’exploitation des données personnelles, la publicité intrusive – tous ces éléments sont déjà présents dans notre quotidien, et l’épisode se contente de les pousser à leur extrême logique.
Cette proximité avec notre réalité rend l’épisode d’autant plus dérangeant. Contrairement à d’autres épisodes de Black Mirror qui se déroulent dans un futur clairement distinct du présent, « Common People » donne l’impression troublante que son univers pourrait être le nôtre dans quelques années à peine. Comme le suggère le titre même de l’épisode, c’est bien de gens ordinaires qu’il s’agit, confrontés à des choix impossibles dans un système qui les dépasse.
La technologie comme outil d’exploration psychologique dans Black Mirror
Rivermind, révélateur des failles psychologiques des personnages
Une des grandes forces de Black Mirror a toujours été d’utiliser la technologie non pas comme simple élément de décor futuriste, mais comme révélateur des fragilités et des contradictions humaines. « Common People » s’inscrit parfaitement dans cette tradition en utilisant Rivermind comme loupe grossissante sur les dynamiques psychologiques qui animent les personnages.
La technologie de Rivermind ne crée pas les tensions et les failles qui mènent à la tragédie finale, elle les amplifie et les catalyse. L’amour désespéré de Mike pour Amanda, sa volonté de la protéger à tout prix, son sentiment d’impuissance face aux forces économiques qui le dépassent – tous ces éléments psychologiques préexistent à Rivermind, mais sont poussés à leur paroxysme par la situation intenable dans laquelle la technologie place le couple.
La mise en scène des choix impossibles
Un des aspects les plus fascinants de « Common People » est la façon dont l’épisode met en scène une série de choix impossibles pour ses personnages. Mike doit-il accepter que sa femme dorme 16 heures par jour pour économiser de l’argent ? Doit-il la soumettre à des publicités intrusives pour maintenir son abonnement ? Jusqu’où est-il prêt à aller pour la maintenir en vie ?
Ces dilemmes moraux insolubles sont caractéristiques de Black Mirror et servent à explorer les limites de nos valeurs et de nos principes face à des situations extrêmes. Dans « Common People », ces choix impossibles servent également à illustrer comment la technologie, loin d’être neutre, peut créer des situations où nos valeurs morales traditionnelles semblent inadéquates ou inapplicables.
Les impacts psychologiques dévastateurs de la dépendance à la technologie
La détérioration mentale progressive de Mike et Amanda
« Common People » offre une étude minutieuse de la détérioration psychologique progressive des deux protagonistes face à une dépendance technologique littéralement vitale. Pour Amanda, cette dépendance est physique et immédiate : sans Rivermind, elle meurt. Pour Mike, elle est indirecte mais tout aussi contraignante : s’il veut sauver sa femme, il doit se plier aux exigences toujours plus grandes de l’entreprise.
Cette double dépendance crée une spirale d’anxiété, de stress et finalement de désespoir qui érode progressivement la santé mentale des personnages. L’épisode illustre magistralement comment une dépendance technologique peut aliéner non seulement notre relation aux autres mais aussi notre rapport à nous-mêmes, jusqu’à nous pousser à des actes que nous n’aurions jamais envisagés auparavant.
La spirale descendante vers la tragédie finale
La trajectoire narrative de « Common People » est celle d’une inexorable descente aux enfers, depuis l’espoir initial offert par Rivermind jusqu’à la conclusion tragique où Mike étouffe Amanda avant de probablement mettre fin à ses jours. Cette spirale descendante n’est pas seulement due aux circonstances extérieures, mais aussi à l’érosion psychologique progressive causée par la dépendance à la technologie.
Ce que l’épisode montre avec une clarté implacable, c’est comment cette dépendance peut graduellement transformer notre perception des options qui s’offrent à nous, jusqu’à ce que des actes impensables deviennent envisageables, voire inévitables. L’ultime scène de Mike entrant dans la chambre avec un scalpel, son ordinateur ouvert sur « Dum Dummies », illustre parfaitement comment la technologie peut nous conduire vers des abîmes psychologiques dont nous ne soupçonnions pas l’existence.
« Common People », le miroir noir de nos dépendances contemporaines
« Common People » s’impose comme l’un des épisodes les plus percutants et dérangeants de Black Mirror, non pas tant par la complexité de sa technologie futuriste que par la façon dont il expose les contradictions et les dangers de tendances déjà présentes dans notre société. En transformant la vie elle-même en service à abonnement, l’épisode pousse à son paroxysme la logique de marchandisation qui imprègne de plus en plus d’aspects de nos existences.
La force de cet épisode, comme souvent avec Black Mirror, réside dans sa capacité à nous faire réfléchir sur notre propre rapport à la technologie et aux systèmes économiques qui la sous-tendent. Si « Common People » nous dérange profondément, c’est parce qu’il nous montre non pas un futur impossible, mais une version à peine exagérée de dynamiques déjà à l’œuvre dans notre présent.
Alors que la septième saison de Black Mirror se poursuit avec d’autres épisodes tout aussi fascinants, notamment les très attendues suites de « Bandersnatch » et « USS Callister », « Common People » restera sans doute comme un exemple particulièrement saisissant de la capacité de Charlie Brooker à utiliser la science-fiction pour nous tendre un miroir – noir, certes, mais tristement lucide – de notre réalité contemporaine. Cet épisode nous rappelle que le vrai prix de la technologie n’est pas toujours celui que l’on croit payer, et que certains abonnements, une fois souscrits, peuvent se révéler impossibles à résilier.





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