Imagine bosser sans savoir qui tu es dehors. Severance pousse le délire de la « dissociation professionnelle » à fond, avec un style froid et absurde qui te glace l’échine.
👉 Pourquoi cette série vaut le détour ?
Parce qu’elle transforme ton bureau open space en pur cauchemar philosophique.
Work kills vibes
On a tous rêvé un jour de pouvoir laisser nos soucis persos à la porte du bureau. Ou à l’inverse, d’oublier les angoisses du taf une fois la journée terminée. C’est le pitch de base, la promesse marketing vendue par Lumon Industries, la méga-corporation au cœur de Severance. Grâce à une procédure chirurgicale, l’entreprise implante une puce dans le cerveau de certains employés, séparant radicalement leur vie en deux. D’un côté, l’« Innie », la version de toi qui ne connaît que les couloirs et les tâches absurdes de l’entreprise. De l’autre, l’« Outie », qui profite de son chèque à la fin du mois sans jamais se souvenir des huit heures passées à cliquer sur des chiffres.
Sur le papier, ça pourrait presque se vendre. Sauf que Ben Stiller (oui, oui, le comique) à la réal, nous plonge la tête la première dans un thriller paranoïaque qui transforme cette « work-life balance » de l’extrême en véritable enfer existentiel. Visuellement, la série est une claque. Imagine un croisement entre l’esthétique publicitaire des années 60, la froideur clinique d’un Apple Store et l’architecture brutaliste d’un bunker soviétique. Chaque plan est millimétré, symétrique, créant un sentiment d’oppression permanent. Les couloirs sont infinis et vides, les bureaux sont d’une propreté maladive, et la salle de pause ressemble à un Goulag design. Bienvenue dans l’abysse du capitalisme de surveillance.
Welcome to Lumon hell
Notre guide dans cette descente aux enfers, c’est Mark Scout (incarné par un Adam Scott magistral, à des années-lumière de ses rôles comiques). Son « Innie » est un employé modèle, un peu triste, qui passe ses journées à trier des chiffres anxiogènes sur un ordinateur au look délicieusement rétro. Son job ? Raffineur de données macro. Personne ne sait ce que ça veut dire, ni à quoi ça sert. C’est le degré zéro du bullshit job, une tâche si abstraite qu’elle en devient une torture métaphysique.
L’équilibre précaire de cet univers aseptisé vole en éclats avec l’arrivée de Helly, une nouvelle recrue qui, elle, n’a aucune envie de se laisser bouffer par le système. Son refus d’obtempérer agit comme un grain de sable dans une mécanique trop bien huilée, révélant la véritable nature de Lumon : une secte d’entreprise où la culture corporate a remplacé la personnalité, où les manuels de bien-être cachent des instruments de torture psychologique, et où le fondateur, Kier Eagan, est vénéré comme un prophète. La série bascule alors dans une paranoïa digne des meilleurs thrillers des années 70, mais avec une touche d’absurdité à la Kafka qui fait froid dans le dos. Quand t’es salarié de toi-même, t’es déjà viré de ton humanité.
Marx et Deleuze dans la photocopieuse
Impossible de mater Severance sans voir Karl Marx te faire des clins d’œil à chaque coin de couloir. La série est une allégorie quasi parfaite de son concept d’aliénation au travail. Les employés de Lumon sont dépossédés de tout : du fruit de leur labeur (ils ignorent à quoi servent les chiffres qu’ils trient), de leur temps (leur vie « Innie » est une boucle infinie), et surtout d’eux-mêmes. L’« Innie » est l’ouvrier moderne par excellence, séparé non seulement de sa production, mais de sa propre existence. Il ne s’appartient plus, il est la propriété de l’entreprise au sens le plus littéral du terme.
Mais Severance va plus loin qu’une simple relecture de Marx pour les nuls. Elle dialogue aussi avec des penseurs plus récents, comme Gilles Deleuze. Lumon, c’est la société de contrôle poussée à son paroxysme. Oubliez l’usine d’Orwell avec ses murs et ses gardes. Ici, la prison est mentale, implantée directement dans le cerveau. Le contrôle n’est plus seulement disciplinaire, il est total, modulant la perception même de la réalité. L’« Innie », c’est une sorte de corps sans organes créé de toutes pièces par le capitalisme : un travailleur pur, sans souvenirs, sans famille, sans désirs autres que ceux autorisés par le règlement intérieur (les gaufres, les effaceurs siglés, les MDE – Music Dance Experience). Une coquille vide dont l’unique fonction est de servir le système.
L’open space, entre prison et panoptique
L’espace de travail lui-même est un personnage à part entière, un labyrinthe qui incarne cette philosophie du contrôle. L’open space du département de Raffinage Macro est un exemple terrifiant de panoptique de Foucault. Quatre bureaux au milieu d’une pièce immense et vide. Les employés sont constamment visibles, non seulement par leur manager, mais les uns par les autres, s’autodisciplinant en permanence. C’est une architecture qui isole tout en exposant, qui empêche la solidarité tout en rendant toute intimité impossible.
Cette critique du capitalisme dystopique résonne avec des œuvres cultes. On pense évidemment à 1984 pour la novlangue corporate et la surveillance de tous les instants. On songe à Brazil de Terry Gilliam pour l’absurdité bureaucratique et la déshumanisation par le règlement. Et bien sûr, Severance est souvent comparé à Black Mirror, mais là où la série de Charlie Brooker explore une multitude de dérives technologiques, celle de Ben Stiller se concentre avec une précision chirurgicale sur une seule idée, l’épuisant jusqu’à la moelle pour en extraire toute l’horreur philosophique. C’est une dystopie qui ne fait pas dans le spectaculaire post-apo, mais dans le malaise feutré et anxiogène de nos propres vies de bureau.
Avec son ambiance clinique, son scénario implacable et sa profondeur philosophique, Severance s’impose comme l’une des meilleures séries de science-fiction de ces dernières années. Elle ne se contente pas de critiquer le monde du travail ; elle dissèque le concept même d’identité à l’ère du néo-libéralisme. En nous montrant des personnages littéralement coupés en deux, la série nous pose une question terriblement actuelle : quelle part de nous-mêmes sommes-nous prêts à vendre pour un salaire ? Severance, c’est une dystopie qui te met un badge au nom de ton propre effacement. Et le pire, c’est qu’on a tous un peu de Lumon dans nos vies.





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